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HYPOTHÈSE DE L’INDIFFÉRENCE DE LA NATURE.

de centres que d’atomes, autant de fins qu’il y a d’individus, ou du moins autant de fins qu’il y a de collections conscientes, de sociétés, et ces fins pourraient être opposées ; l’égoïsme serait alors la loi essentielle et universelle de la nature. En d’autres termes, il y aurait coïncidence de ce que nous appelons la volonté immorale chez l’homme avec la volonté normale de tous les êtres. Ce serait peut-être là le scepticisme moral le plus profond. Tout individu ne serait alors qu’une bulle de savon, ne vaudrait pas plus qu’elle. Toute la différence entre le toi et le moi, ce serait que, dans le premier cas, nous sommes en dehors de la bulle, dans le second, en dedans ; l’intérêt personnel ne serait qu’un point de vue, le droit en serait un autre ; mais il est naturel de donner la préférence au point de vue où l’on est sur celui où l’on n’est pas. Ma bulle de savon est ma patrie, pourquoi la briserais-je ?

L’amour de tout être déterminé, dans cette doctrine, serait aussi illusoire que peut l’être l’amour de soi. L’amour, rationnellement, n’a pas plus de valeur que l’égoïsme : l’égoïste en effet se trompe sur sa propre importance qu’il exagère, l’amant ou l’ami sur celle de l’être aimé. À ce point de vue encore le bien et le mal moral demeurent, pour « l’indifférentiste, » des choses tout humaines, toutes subjectives, sans rapport fixe avec l’ensemble de l’univers.

Il n’y a peut-être rien qui offre à l’œil et à la pensée une représentation plus complète et plus attristante du monde que l’océan. C’est d’abord l’image de la force dans ce qu’elle a de plus farouche et de plus indompté ; c’est un déploiement, un luxe de puissance dont rien autre chose ne peut donner l’idée ; et cela vit, s’agite, se tourmente éternellement sans but. On dirait parfois que la mer est