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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

l’impuissance de la volonté humaine relativement au tout, dont elle ne peut pas changer d’une manière appréciable la direction. Que sortira-t-il pour l’univers de telle action humaine ? Nous l’ignorons. Le bien, le mal, ne semblent pas plus d’essence contraire pour la nature que le froid et le chaud pour le physicien : ce sont des degrés de température morale, et il est peut-être nécessaire que, comme le chaud et le froid, ils se fassent équilibre dans l’univers. Peut-être le bien et le mal se neutralisent-ils au bout d’un certain temps dans le monde, comme se neutralisent dans l’océan les mouvements divers des vagues. Chacun de nous trace son sillage, mais la direction de ce sillage importe peu à la nature ; il est destiné à s’effacer rapidement, à disparaître dans la grande agitation sans but de l’univers : est-il bien vrai que les mers tremblent encore du sillage du vaisseau de Pompée ? L’océan lui-même a-t-il une vague de plus aujourd’hui qu’autrefois, malgré les milliers de vaisseaux qui courent maintenant sur ses flots ? Est-il sûr que les conséquences d’une bonne action ou d’un crime commis il y a cent mille ans par un homme de l’âge tertiaire, aient modifié le monde en quelque chose ? Confucius, Bouddha ou Jésus-Christ agiront-ils sur la nature dans un milliard d’années ? Supposez une bonne action d’un éphémère : elle meurt comme lui dans un rayon de soleil ; peut-elle retarder d’un millionième de seconde la chute de la nuit qui tuera l’insecte ?

Il y avait une femme dont l’innocente folie était de se croire fiancée et à la veille de ses noces. Le matin, en s’éveillant, elle demandait une robe blanche, une couronne de mariée, et, souriante se parait. « C’est aujourd’hui qu’il va venir, » disait-elle. Le soir une tristesse la prenait,