Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/54

Cette page a été validée par deux contributeurs.
44
DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

parler que pour se plaindre, chanter que pour gémir, et leurs plaintes sont si sincères qu’elles nous vont jusqu’au cœur. Pourtant nous ne pouvons juger sur eux l’humanité pleine de vie, l’humanité d’où sortira l’avenir : leurs cris de douleur ne sont que le commencement de l’agonie.

Nous arrivons à cette conclusion qu’une certaine dose de bonheur est une condition même d’existence. M. de Hartmann suppose que, si la morale pessimiste triomphe un jour dans l’humanité, tous les hommes s’entendront pour rentrer eux-mêmes dans le néant un suicide universel mettra fin à la vie. Cette conception naïve renferme pourtant cette vérité que, si le pessimisme s’implantait assez avant dans le cœur humain, il pourrait en diminuer par degrés la vitalité et amener, non pas le coup de théâtre un peu burlesque dont parle M. de Hartmann, mais un affaissement lent et continu de la vie : une race pessimiste, et réalisant en fait son pessimisme, c’est-à-dire augmentant par l’imagination la somme de ses douleurs, une telle race ne subsisterait pas dans la lutte pour l’existence. Si l’humanité et les autres espèces animales subsistent, c’est précisément que la vie n’est pas trop mauvaise pour elles. Ce monde n’est pas le pire des mondes possibles, puisque, en dénnitive, il est et demeure. Une morale de l’anéantissement, proposée à un être vivant quelconque, ressemble donc à un contre-sens. Au fond c’est une même raison qui rend l’existence possible et qui la rend désirable.