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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

directions plus de peines que de jouissances, on peut se demander si ces peines suffiraient encore à contre-balancer les plaisirs de toute sorte fournis par les autres sens. Mais une question se pose : est-il possible, au point de vue biologique, que, dans la sensibilité interne, les sentiments de malaise et de souffrance l’emportent en moyenne sur ceux de bien-être ?

Nous croyons qu’on peut faire une réponse décisive à cette question : si, dans les êtres vivants, les sentiments de malaise l’emportaient réellement sur ceux de bien-être, la vie serait impossible. En effet, le sens vital ne fait que nous traduire en langage de conscience ce qui se passe dans nos organes. Le malaise subjectif de la souffrance n’est qu’un symptôme d’un mauvais état objectif, d’un désordre, d’une maladie qui commence : c’est la traduction d’un trouble fonctionnel ou organique. Au contraire le sentiment de bien-être est comme l’aspect subjectif d’un bon état objectif. Dans le rythme de l’existence, le bien-être correspond ainsi à l’évolution de la vie, la douleur à sa dissolution. Non seulement la douleur est la conscience d’un trouble vital, mais elle tend à augmenter ce trouble même : il n’est pas bon dans une maladie de sentir trop son mal, ou cette sensation l’exagère ; la douleur, qui peut être considérée comme le retentissement d’un mal jusqu’au cerveau, comme un trouble sympathique apporté dans le cerveau même, est un nouveau mal qui s’ajoute au premier, et qui, réagissant sur lui, finit par l’augmenter. Ainsi la douleur, qui ne nous apparaissait tout à l’heure que comme la conscience d’une désintégration partielle, nous apparaît maintenant elle-même comme un agent de désintégration. L’excès de la douleur sur le plaisir est donc incompatible avec la conservation de l’espèce. Lorsque, chez certains individus, l’équi-