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L’HYPOTHÈSE PESSIMISTE.

au lieu de dormir comme fait le sauvage, peut encore jouir d’une manière intellectuelle ou esthétique. Et cette jouissance peut se prolonger plus qu’aucune autre : on entend intérieurement certaines symphonies de Beethoven longtemps après les avoir entendues par les oreilles ; on en jouit avant, par anticipation, on en jouit pendant et après.

Pour résoudre (si tant est que ce soit possible) la question posée par la morale pessimiste, nous croyons qu’il faut s’adresser non seulement à la psychologie, mais à la biologie, et rechercher si les lois mêmes de la vie n’impliqueraient pas une plus-value du bien-être sur la peine. En ce cas, la morale positive que nous défendons aurait raison de vouloir conformer les actions humaines aux lois de la vie, au lieu de prendre pour but, comme la morale pessimiste, l’anéantissement final de la vie et du vouloir-vivre.

Tout d’abord quelle est la part des divers sens dans la douleur ? Celle du sens de la vue est presque nulle, ainsi que celle de l’ouïe, car les dissonances sensibles à l’oreille et les laideurs choquant l’œil sont de légers froissements qu’il est impossible de mettre en balance avec les vives jouissances de l’harmonie et de la beauté. Le plaisir prédomine encore beaucoup dans les sensations provenant du goût et de l’odorat : comme en général on ne mange que ce qui plaît à ces deux sens, et qu’il faut manger pour vivre, la conservation même de la vie suppose une satisfaction périodique du goût comme de l’odorat (qui y est si intimement lié). Enfin, bien peu de vraies souffrances nous viennent du tact, si on localise ce dernier sens dans la main. Tous nos maux physiques ou à peu près ont donc leur origine dans le toucher général ou dans la sensibilité interne : lors même qu’il nous arriverait de ces deux