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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

désir lui apparaissent comme agréables au plus haut point ; ils encadrent l’instant du plaisir aigu, qui sans eux serait beaucoup trop court et trop fugitif.

Platon a dit avec raison que les douleurs peuvent entrer dans la composition des plaisirs ; mais les plaisirs en revanche n’entrent point dans la composition des douleurs. Le dégoût qui suit l’abus de certains plaisirs n’est pas du tout inséparable de leur usage ; il ne s’introduit pas comme élément dans la conception qu’on s’en fait. Le plaisir a donc cette supériorité sur la douleur qu’il peut ne pas la produire ; tandis que la douleur, au moins la douleur physique, ne peut pas ne pas produire le plaisir par sa simple disparition, et quelquefois s’associe tellement au plaisir qu’elle représente elle-même un moment agréable.

Les peines d’origine intellectuelle ne sont pas elles-mêmes absolument incompatibles avec les plaisirs : quand elles ne sont pas très vives, elles se fondent avec eux ; elles leur donnent seulement une couleur moins voyante, elles les pâlissent pour ainsi dire, ce qui ne leur messied pas. La mélancolie peut aiguiser certaines jouissances. De toutes parts donc, malgré les moralistes chagrins, le plaisir enveloppe la peine et vient même s’y mêler.

En outre, plus nous allons, plus se développent et prennent une part considérable dans notre vie des plaisirs qui correspondent rarement à un besoin douloureux, à savoir les plaisirs esthétiques et intellectuels. L’art est dans l’existence moderne une source considérable de jouissances, qui n’ont pour ainsi dire pas la peine pour contre-poids. Son but est d’arriver à remplir presque de plaisir les instants les plus ternes de la vie, c’est-à-dire ceux où nous nous reposons de l’action : il est la grande consolation de l’oisif. Entre deux dépenses de force physique, l’homme civilisé,