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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

succède le pessimisme. Le pessimisme se ramène au sentiment de l’impuissance, et c’est le temps qui nous donne à la fin ce sentiment. — Le monde, prétendent les stoïciens, est une grande fête. — Quand il en serait ainsi, répondent les pessimistes, une fête humaine ne dure qu’un jour, et le monde est éternel ; or, c’est encore une chose triste à imaginer qu’une fête éternelle, un jeu éternel, une danse éternelle comme celle des mondes. Ce qui était d’abord une joie et un motif d’espoir se change à la fin en accablement ; une grande fatigue vous prend : on voudrait aller à l’écart, dans la paix ; on ne le peut plus. Il faut vivre. Qui sait même si la mort sera le repos ? On est entraîné dans la grande machine, emporté par le mouvement universel, comme ces imprudents qui entraient dans le cercle mystérieux formé par les korigans ; une grande ronde les enlaçait, les entraînait, les fascinait, et, haletants, ils tournaient jusqu’à ce que la vie leur manquât avec l’haleine ; mais la ronde n’en était pas interrompue, elle se reformait plus rapide, et les malheureux, en expirant, voyaient encore à travers le nuage de la mort tourbillonner sur eux la ronde éternelle.

On comprend que les excès de l’optimisme aient produit la réaction pessimiste. Le germe du pessimisme est chez tout homme : pour connaître et juger la vie, il n’est même pas besoin d’avoir beaucoup vécu, il suffit d’avoir beaucoup souffert.