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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

accidentel, mais comment se relever d’un entier épuisement ? Il suffit que l’agonie soit assez longue pour faire comprendre que la mort sera éternelle. On ne rallume pas un flambeau consumé jusqu’au bout. C’est bien là ce qu’il y a de plus triste dans les lentes maladies qui laissent la conscience jusqu’à la fin : c’est qu’elles enlèvent auparavant l’espérance ; c’est qu’on sent l’être miné jusque dans ses profondeurs, c’est qu’on ressemble à un arbre qui verrait se déchirer ses racines mêmes, à une montagne qui assisterait à son propre écroulement. On acquiert ainsi une sorte d’expérience de la mort ; on en approche assez pour que, par ce passage à la limite familier aux mathématiciens, on en obtienne une connaissance approximative. Anéantissement, ou du moins dispersion, dissolution, — si c’est là le secret de la mort, il est sans doute navrant à connaître, mais il vaut mieux encore le connaître.

La vie vraiment éternelle serait celle qui n’aurait pas à se diviser elle-même pour parcourir les divisions du temps, qui serait présente à tous les points de la durée et embrasserait d’un seul coup toutes les différences qui constituent pour nous cette durée même. Alors nous nous représenterions, immobiles, des êtres toujours changeants ; ainsi, sur les cartes de météorologie, on prévoit et on représente par des lignes fixes le tourbillonnement de la tempête qui passe. Mais cette éternité, qu’on croit enviable, constituerait peut-être la plus grande des tristesses : car l’opposition serait plus grande entre nous et le milieu, le déchirement serait perpétuel. Nous verrions tout fuir avant même de nous y attacher. Le dieu des religions qui, éternel, se représente les êtres emportés par le temps, ne pourrait être que la suprême indifférence ou le suprême désespoir, la réalisation de la monstruosité morale ou du malheur.