Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

voulais, » — et il le croyait. Un enfant comprend difficilement que, ce qu’on veut de tout son cœur, on ne le puisse pas ; émerveillé de ce qu’il fait, il en conclut qu’il peut tout faire. Rien de plus rare que le juste sentiment du possible. Pourtant tout homme, quand il en vient aux prises dans la vie avec certains événements, se sent tout de suite tellement dominé, subjugué, qu’il perd même le sentiment de la lutte. Peut-on lutter contre la terre qui nous emporte autour du soleil ? C’est ainsi que celui qui approche de la mort se sent réduit à rien, devenu un jouet pour une puissance incommensurable avec la sienne. Sa volonté, ce qu’il y a de plus fort en lui, ne résiste plus, se détend comme un arc brisé, se dissout graduellement, s’échappe à elle-même. Pour comprendre combien la vie est faible devant la mort, il faut avoir passé non par ces maladies violentes et brutales qui étourdissent comme un coup de massue, mais par ces maladies chroniques à longues périodes qui n’atteignent pas directement la conscience, qui s’avancent par des progrès lents et mesurés, qui même, obéissant à une sorte de rythme, semblent reculer parfois, vous permettent de refaire connaissance avec la vie, avec une demi-santé, puis de nouveau reviennent, s’abattent sur vous, vous étreignent. Alors le patient éprouve successivement les impressions de celui qui naît à la vie et de celui qui s’en va vers la mort. Il a pendant un temps les ardeurs de la jeunesse, puis l’épuisement, l’accablement du vieillard. Et pendant qu’il est jeune, il se sent plein de foi en lui-même, en la puissance de sa volonté ; il se croit capable de dominer l’avenir, prêt à vaincre dans sa lutte contre les choses ; son cœur déborde d’espérance et se répand sur tout ; tout lui sourit, depuis les rayons du soleil et la feuille des arbres jusqu’au visage des