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L’HYPOTHÈSE OPTIMISTE. — IMMORTALITÉ.

des idées, nous pourrions espérer, en nous façonnant sur ces idées, de devenir nous aussi immortels. Mais de nos jours prédomine une conception bien différente. On pouvait encore croire au commencement de ce siècle que l’immobilité des espèces animales suppose un plan préconçu, une idée à jamais imposée à la nature vivante ; depuis Darwin nous voyons dans les espèces mêmes des types passagers que la nature transforme avec les siècles, des moules qu’elle pétrit elle-même au hasard et qu’elle ne tarde pas à briser l’un après l’autre. Si l’espèce est provisoire, qu’est-ce donc que l’individu ? Il y a entre l’individu et l’espèce une solidarité qui n’a pas toujours été comprise. On répète sans cesse que l’individu et l’espèce ont des intérêts contraires, que la nature sacrifie l’un à l’autre ; — ne serait-il pas aussi vrai et plus vrai de dire qu’elle les sacrifie l’un et l’autre, et que, ce qui condamne l’individu, c’est précisément la condamnation de son espèce ? Si l’espèce était immuable, nous pourrions espérer d’être sauvés par notre conformité avec elle. Mais non, tout est entraîné par le même tourbillon, espèces et individus ; tout passe, roule à l’infini. L’individu est un composé d’un certain nombre de pensées, de souvenirs, de volontés correspondant entre elles, de forces en équilibre. Cet équilibre ne peut subsister que dans un certain milieu intellectuel et physique qui lui soit favorable ; or, ce milieu ne peut lui être fourni que pendant un certain temps. L’homme, dans sa constitution, ne peut pas avoir deviné l’éternité. Il n’y a de progrès indéfini en tous sens ni pour un individu ni pour une espèce : l’individu et l’espèce ne sont que des moyens termes entre le passé et l’avenir ; le triomphe complet de l’avenir a besoin de leur disparition.

Passons à une seconde objection qu’on peut faire à