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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

nous, le monde. Au cas où dans la nature un seul être, si chétif qu’il fût en apparence, pourrait dire moi, sans doute il serait éternel. Il y a ici deux grandes hypothèses en présence. D’abord, fusion réelle de tous les moi apparents l’un dans l’autre, pénétrabilité réelle de toutes les consciences dans la nature, réduction de toutes les prétendues unités substantielles à des multiplicités phénoménales, perspectives fuyantes ouvertes en nous-mêmes comme au dehors de nous-mêmes, et où l’œil se perd. Au lieu de cela, autre hypothèse : la nature ayant un but, l’individu. Comme un arbre immense dont la sève vient finalement se concentrer en quelques noyaux, peut-être aussi, en quelque point, la sève de la nature se ramasse-t-elle pour s’épanouir plus tard. Les individus formeraient alors des groupements durables ; n’y a-t-il pas aussi des îlots dans l’océan ? De plus, certains de ces individus tiendraient l’un à l’autre, s’attacheraient assez pour ne se séparer jamais. S’il pouvait suffire de s’aimer assez pour s’unir ! Cette union serait alors l’éternité : l’amour nous rendrait éternels.

Par malheur, il y a bien des objections contre l’immortalité. Une première, et des plus graves, peut se tirer de la doctrine de l’évolution. Le caractère de toute intégration, de toute individuation, c’est d’être provisoire, de ne servir qu’à préparer une intégration plus large, une individuation plus riche. Un individu n’est pour la nature qu’un temps d’arrêt qui ne peut être définitif, sans quoi elle se trouverait arrêtée dans sa marche. Les anciens qui, avec Platon, se figuraient la nature comme dominée par des types immuables auxquels elle conforme éternellement ses créations, pouvaient supposer que ses œuvres les plus réussies, les plus rapprochées du type éternel, participaient à l’éternité : si la nature agissait d’après des types des espèces,