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ESSAIS MÉTAPHYSIQUES POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

Pour expliquer le monde vous établissez une sorte d’antinomie entre le bonheur sensible et la vertu ; vous dites : le monde est d’autant plus parfait qu’il est moins heureux, parce que la perfection est dans la volonté triomphant de la douleur et du désir[1] ; eh bien ! précisément au nom de la même antinomie, on peut encore condamner ce monde. Chacun de ses progrès peut être considéré comme un pas en arrière. Chaque qualité héréditaire que nous acquérons avec le temps supprime quelque chose du caractère absolu de la volonté primitive. Pour tout autre être que pour Dieu, le seul moyen de se rapprocher de l’absolu, c’est la pauvreté, la souffrance et le labeur ; tout ce qui peut limiter au dehors la puissance d’un être lui permet de la mieux déployer au dedans. Les stoïciens se plaisaient à répéter qu’Eurysthée n’avait pas été l’ennemi ni l’envieux d’Hercule, mais au contraire son ami et son bienfaiteur ; ils disaient que chacun de nous a aussi un Eurysthée divin, qui l’exerce sans cesse à la lutte ; ils représentaient le monde entier, le grand Être vivant, comme une sorte d’Alcide en travail. Soit ; mais, encore une fois, notre Eurysthée est bien peu ingénieux à multiplier nos épreuves et nos labeurs. Le sort nous gâte aujourd’hui, comme les grands-pères gâtent dans la famille les petits enfants. Nous vivons dans un milieu trop facile et trop large, et le perpétuel agrandissement de notre intelligence étouffe par degrés notre volonté. Il faut être logique : vous ne pouvez justifier le monde qu’en plaçant le bien ou la condition du bien précisément dans ce que tous les êtres considéraient jusqu’alors comme un mal ; la conséquence, c’est que, les êtres travaillant tous à éviter ce qu’ils considèrent comme un mal,

  1. Voir ces idées résumées dans Vallier, de l’Intention morale (G. Baillière, 1882).