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L’HYPOTHÈSE OPTIMISTE. — PROVIDENCE.

un effort suprême elle triomphe, sera infiniment plus grand. Si ce qu’il y a de plus beau au monde pour Dieu, c’est la résignation de Job ou le dévouement de Régulus, pourquoi les occasions de ces hautes vertus sont-elles si rares, et pourquoi le progrès les rend-il tous les jours plus rares encore ? En notre siècle, un général d’armée qui ferait comme Décius ne favoriserait nullement la victoire de ses soldats ; au contraire, son héroïsme serait une faute de tactique. Le niveau de la vertu s’abaisse tous les jours. Nous n’éprouvons plus de ces puissantes tentations qui faisaient frémir les corps musculeux de saint Jérôme et de saint Antoine. Le progrès va le plus souvent à l’encontre du développement de la vraie moralité, de celle qui ne naît pas toute faite, mais se fait elle-même. J’ai peut-être en moi une énergie de volonté qui, il y a une quinzaine de siècles, m’eût transformé en martyr ; de nos jours, je reste bon gré mal gré un homme ordinaire, faute de bourreaux. Que notre siècle, en somme, est pauvre de vrai mérite, quelle décadence aux yeux d’un partisan de la liberté et de la moralité absolues : Si le monde n’a pour but que de nous poser le problème moral, il faut convenir que la barbarie le posait avec bien plus de force que la civilisation. Nous sommes trop heureux aujourd’hui pour être profondément moraux. Nous pouvons, en général, satisfaire si facilement nos désirs en faisant le bien, que ce n’est presque plus la peine de faire le mal, du moins le mal plein et grossier. Quand le Christ fut tenté c’était dans un désert, sur la montagne ; il était presque nu, épuisé par le jeûne ; de nos jours, où la plupart sont bien vêtus et ne jeûnent plus, on ne voit plus le diable d’aussi près ; mais aussi, s’il n’y a plus de tentateur, il n’y a plus de Christ.