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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

une consécration perpétuelle de l’inégalité ; la majeure partie des êtres vivants, bons ou mauvais, pourrait donc prétendre dans l’idéal à une réparation, à une sorte de balance des joies, à un nivellement universel. Il faudrait aplanir l’océan des choses. Que cela ait jamais lieu, aucune induction tirée de la nature ne peut le faire supposer, tout au contraire ; et d’autre part, d’aucun système moral on ne peut tirer, par une déduction rigoureuse, la reconnaissance d’un véritable droit moral à une telle compensation de la peine sensible. Cette compensation, désirée par la sensibilité, n’est nullement exigée par la raison ; elle est tout à fait douteuse pour la science, peut-être même impossible[1]

  1. « Nous ne croyons pas que la foi à la sanction religieuse apporte un grand changement à l’aspect qu’un tel être, malade moralement, présente pour tout être sain. Le crime ne peut offrir pour l’homme qu’un seul attrait, celui de la richesse qu’il a chance de se procurer. Mais la richesse, quelque prix qu’elle ait aux yeux populaires, n’est pourtant pas sans commune mesure avec tout le reste. Proposez à un pauvre de le rendre millionnaire en lui donnant la goutte, il refusera s’il a l’ombre de raison. Proposez-lui d’être riche sous la condition d’être bancal ou bossu, il refusera probablement aussi, surtout s’il est jeune ; toutes les femmes refuseraient. La dilficulté qu’on éprouve à recruter certains états, même bien rétribués, comme celui de bourreau, montre encore qu’aux yeux du bon sens populaire l’argent n’est pas tout. S’il était tout, nulle menace religieuse ne pourrait empêcher l’assaut universel donné aux richesses. Je connais des femmes et aussi des hommes qui refuseraient une fortune s’il fallait l’acquérir dans l’état de boucher, — tant sont fortes certaines répugnances, même purement sentimentales et esthétiques. L’horreur morale du crime, plus puissante dans la généralité des cœurs que toute autre répugnance, nous écartera donc toujours des criminels, quelles que soient les perspectives de l’au-delà de la vie.

    Cette horreur ne sera que plus forte lorsque, au sentiment habituel de haine, de colère et de vengeance que nous cause la présence d’un criminel, se sera substitué par degré le sentiment de la pitié, — de cette pitié que nous éprouvons pour les êtres inférieurs ou mal venus, pour les monstruosités inconscientes de la nature.