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L’HYPOTHÈSE OPTIMISTE. — PROVIDENCE.

croisent, se coupent de toutes manières : celui qui se trouve par hasard au point d’intersection de ces voies est naturellement brisé. Il y a ainsi au fond de la nature, prétendue « aussi bonne que possible, » une immoralité fondamentale, qui tient à l’opposition des fonctions entre les êtres, à la catégorie de l’espace et de la matière. Dans l’optimisme absolu, le bien universel est une fin qui emploie et justifie tous les moyens.

Rien ne nous dit, d’ailleurs, que la ligne qui mène à ce bien universel passe directement par l’humanité et exige de tous les individus ce dévouement à l’humanité que les moralistes considèrent d’habitude comme le fond pratique de l’obligation morale. Si un tigre croyait, en sauvant la vie d’un de ses semblables, travailler à l’avènement du bien universel, il se tromperait peut-être : il vaut mieux pour tous que les tigres ne s’épargnent point entre eux. Ainsi tout se confond et s’aplanit pour la métaphysique des hauteurs : bien et mal, individus et espèces, espèces et milieux ; il n’y a plus rien de vil, comme disait l’optimiste Spinoza, « dans la maison de Jupiter. »

On a essayé une dernière hypothèse pour sauver dans une certaine mesure l’optimisme, pour excuser la cause créatrice ou la substance éternelle, sans compromettre le sens moral et l’instinct du progrès. On s’est efforcé de montrer dans le mal physique (la souffrance) et dans le mal intellectuel (l’erreur, le doute, l’ignorance) une condition sine qua non du bien moral ; par là on espère les justifier. Le but de l’univers, dit-on, n’est pas extérieur à la volonté humaine : le but de l’univers, c’est la moralité ; or la moralité suppose choix et lutte, c’est-à-dire qu’elle suppose la réalité du mal physique ou intellectuel et la possibilité du mal moral. Il