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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

répondre par la force. Celui qui croit avoir renversé la loi morale doit la retrouver toujours debout en face de lui, comme Hercule voyait sans cesse se relever sous son étreinte le géantqu’il s’imaginait avoir terrassé pour jamais. Être éternel, voilà la seule vengeance possible du bien à l’égard de ceux qui le violent.

Si Dieu avait créé des volontés d’une nature assez perverse pour lui être indéfiniment contraires, il serait réduit en face d’elles à l’impuissance, il ne pourrait que les plaindre et se plaindre lui-même de les avoir faites. Son devoir ne serait pas de les frapper, mais d’alléger le plus possible leur malheur, de se montrer d’autant plus doux et meilleur qu’elles seraient pires : les damnés, s’ils étaient vraiment inguérissables, auraient en somme plus besoin des délices du ciel que les élus eux-mêmes. De deux choses l’une : ou les coupables peuvent être ramenés au bien ; alors l’enfer prétendu ne sera pas autre chose qu’une immense école où l’on tâchera de dessiller les yeux de tous les réprouvés et de les faire remonter le plus rapidement au ciel ; ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques inguérissables (ce qui est absurde) ; alors ils seront aussi éternellement à plaindre, et une bonté suprême devra tâcher de compenser leur misère par tous les moyens imaginables, par la somme de tous les bonheurs sensibles. De quelque façon qu’on l’entende, le dogme de l’enfer apparaît ainsi comme le contraire même de la vérité.

Au reste, en damnant une âme, c’est-à-dire en la chassant pour jamais de sa présence ou, en termes moins mystiques, en l’excluant pour jamais de la vérité, Dieu s’exclurait lui-même de cette âme, limiterait lui-même sa puissance et, pour tout dire, se damnerait aussi dans une certaine mesure. La peine du dam retombe sur celui même qui