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SANCTION INTÉRIEURE ET REMORDS.

juste, le sentiment agréable de l’exercice logique selon les règles). En ce cas (qui ne peut d’ailleurs se rencontrer dans l’humanité), serait-il rationnel qu’à un mérite et à un démérite sans aucun rapport avec le monde sensible vinssent se joindre une peine ou une jouissance sensibles, une pathologie ? Aussi la satisfaction morale ou le remords, en tant que plaisir et peine, en tant que passions, c’est-à-dire en tant que simples phénomènes de la sensibilité, semblent à Kant non moins inexplicables que l’idée même du devoir. Il y voit un mystère[1] ; mais ce mystère se résout en une impossibilité. Si le mérite moral était pure conformité à la loi rationnelle comme telle, pure rationalité, pur formalisme, s’il était l’œuvre d’une pure liberté transcendante et étrangère à tout penchant naturel, il ne produirait aucune jouissance dans l’ordre de la nature, aucune expansion de l’être sensible, aucune chaleur intérieure, aucun battement du cœur. De même, si la mauvaise volonté, source du démérite, pouvait, par hypothèse, ne se trouver en même temps contraire à aucun des penchants naturels de notre être, mais les servait tous, elle ne produirait nulle souffrance ; le démérite en ce cas devrait même naturellement aboutir au parfait bonheur sensible et passionnel. S’il n’en est pas ainsi, c’est que l’acte moral ou immoral, même alors qu’on le suppose supra-sensible par l’intention, rencontre encore

  1. Crit. de la R. prat., tr. Barni, 121. M. Janet, s’inspirant sans doule de Kant et peut-être des théologiens, renonce aussi à déduire le sentiment du remords de l’immoralité ; il semble y voir la preuve d’une sorte de mystérieuse harmonie préétablie entre la nature et la loi morale. « Le remords, dit-il, est la douleur cuisante, la morsure qui torture le cœur après une action coupable. Cette souffrance n’a aucun caractère moral et doit être considérée comme une sorte de châtiment infligé au crime par la nature elle-même. » (Tr. de philos., p. 673.)