travail et nos œuvres. Tout ce qui s’obtenait autrefois par récompense ou par faveur s’obtiendra de plus en plus par concours. Les concours, où M. Renan voit une cause d’abaissement pour la société moderne, permettent aujourd’hui à l’homme de talent de créer lui-même sa position et de se devoir à lui-même la place où il parvient. Or les concours sont un moyen de remplacer la récompense, et le don gracieux, par un payement exigible. Plus nous allons, plus chacun sent ce qu’on lui doit et le réclame ; mais ce qu’on doit à chacun perd de plus en plus le caractère d’une sanction pour prendre celui d’un engagement liant à la fois la société et l’individu.
Comme les récompenses sociales déterminées que nous venons de rappeler, les autres récompenses plus vagues de l’estime publique et de la popularité tendent aussi à perdre de leur importance avec la marche même de la civilisation. Chez les sauvages, un homme populaire est un dieu ou à peu près ; chez les peuples déjà civilisés, c’est encore un homme d’une taille surhumaine, un « instrument providentiel » ; il viendra un moment où, aux yeux de tous, ce sera un homme et rien de plus. L’engouement des peuples pour les Césars ou les Napoléons passera par degrés ; la renommée des hommes de science nous apparaît déjà aujourd’hui comme la seule vraiment grande et durable ; or, ceux-ci étant surtout admirés des gens qui les comprennent et ne pouvant être compris que par un petit nombre, leur gloire sera toujours restreinte à un cercle peu large. Perdus dans la marée montante des têtes humaines, les hommes de talent ou de génie s’habitueront donc à n’avoir besoin, pour se soutenir en leurs travaux, que de l’estime d’un petit nombre et de la leur propre. Ils se frayeront ici-bas un chemin et l’ouvriront à l’humanité,