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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

paraît toujours plus mérité par ceux envers qui nous éprouvons de la sympathie[1].

Après cette genèse rapide des sentiments qu’excite chez l’homme la punition des méchants ou la récompense des bons, on comprendra comment s’est formée la notion d’une justice distributive inflexible, proportionnant le bien au bien, le mal au mal : ce n’est que le symbole métaphysique d’un instinct physique vivace, qui rentre au fond dans celui de la conservation de la vie[2]. Il nous reste à voir com-

  1. Quelque pessimiste niera-t-il cet instinct naturel de gratitude et nous objectera-t-il qu’au contraire l’homme est naturellement ingrat ? Rien de plus inexact : il est oublieux, voilà tout. Les enfants, les animaux le sont encore plus. Il y a une grande différence entre ces deux choses. L’instinct de la gratitude existe chez tous les êtres et subsiste tant que dure vif et intact le souvenir du bienfait ; mais ce souvenir s’altère très rapidement. Des instincts bien plus forts, comme l’intérêt personnel, l’orgueil, etc., le combattent. C’est pour cela que, quand nous nous mettons à la place d’autrui, nous sommes si choqués de ne pas voir une bonne action récompensée, tandis que nous éprouvons souvent si peu de remords en oubliant nous-mêmesde répondre à un bienfait. Le sentiment de la gratitude est un de ces sentiments altruistes naturels qui, se trouvant en contradiction avec l’égoïsme également naturel, sont plus forts quand il s’agit d’apprécier la conduite d’autrui que de régler la nôtre propre.
  2. Cet instinct, après avoir créé le système complexe des peines et des récompenses sociales, s’est trouvé fortifié par l’existence même de ce système protecteur. Nous n’avons pas tardé à reconnaître que, lorsque nous lésions autrui de telle façon ou de telle autre, nous devions nous attendre à une répression plus ou moins vive : ainsi s’est établie une association naturelle et rationnelle (signalée déjà par l’école anglaise) entre telle conduite et un certain châtiment. Nous trouvons dans la Revue philosophique un exemple curieux d’une association naissante de ce genre chez un animal : « Jusqu’à présent, dit M. Delbœuf, je n’ai vu la relation d’aucun fait d’une portée aussi significative. Le héros est un petit chien croisé de chien-loup et d’épagneul. Il était à cet âge où commence pour son espèce le sérieux des devoirs de la vie sociale. Autorisé à élire domicile dans mon cabinet de travail, il s’y oubliait assez souvent. En