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L’HYPOTHÈSE OPTIMISTE. — PROVIDENCE.

fermons les yeux sur la réalité du mal ici-bas, pour pouvoir ensuite déclarer ce monde divin et bénir son auteur ? Le culte des Césars était chez les Romains le signe d’un état moral inférieur ; réagissant sur cet état même, il les avilit encore, les dégrada davantage. On en peut dire autant du culte d’un dieu créateur qui devrait répondre de tout, et qui, en réalité, est l’irresponsabilité suprême. L’optimisme béat est un état analogue à celui de l’esclave qui se trouve heureux, du malade qui ne sent pas son mal : au moins ce dernier n’attribue-t-il pas un caractère divin à sa maladie. La charité même, pour subsister, a besoin de croire à la réalité et à l’indignité des misères qu’elle soulage ; si la pauvreté, si la douleur, si l’ignorance (bienheureux les humbles d’esprit !), si tous les maux de ce monde ne sont pas de vrais maux, et, au fond, des injustices, des absurdités de la nature, comment la charité pourra-t-elle garder le caractère rationnel qui est la condition d’existence de toute vertu ? Et quand la charité, comme une flamme sans aliment, s’éteindra, qui fera la valeur de votre monde, que vous imaginez comme une œuvre de charité absolue, de bonté absolue et toute puissante ?

Le pessimisme même peut être souvent supérieur, comme valeur morale, à l’optimisme outré : il n’entrave pas toujours les efforts en vue du progrès ; s’il est pénible de voir tout en noir, c’est parfois chose plus utile que de voir tout en rose ou en bleu. Le pessimisme peut être le symptôme d’une surexcitation maladive du sens moral, froissé à l’excès par les maux de ce monde ; l’optimisme, lui, indique trop souvent une apathie, un engourdissement de tout sens moral. Quiconque ne réfléchit pas et se laisse aller à l’habitude est optimiste de tendance : le peuple ignorant, pris en masse, surtout dans les campagnes, est à peu près satisfait du temps présent, il est routinier : le plus grand mal à ses yeux