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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

gle véritable, l’aigle souverain au libre vol, plane insaisissable au-dessus d’eux.

III. — Si l’on cherche à approfondir ce principe naïf ou cruel de l’ordre mis en avant par les spiritualistes, et qui rappelle un peu trop l’« ordre régnant à Varsovie, » il se transforme en celui d’une prétendue justice distributive. « À chacun selon ses œuvres, » tel est l’idéal social de l’école saint-simonienne ; tel est aussi l’idéal moral, selon M. Janet[1]. La sanction n’est plus alors qu’un simple cas de la proportion générale établie entre tout travail et sa rémunération : ° celui qui fait beaucoup doit recevoir beaucoup ; 2° celui qui fait peu doit peu recevoir ; 3° celui qui fait le mal doit recevoir le mal. — Remarquons d’abord que ce dernier principe ne peut se déduire en rien des précédents : si un moindre bienfait semble devoir appeler une moindre reconnaissance, il ne s’ensuit pas qu’une offense doive appeler la vengeance à sa suite. En outre, les deux autres principes eux-mêmes nous paraissent contestables, du moins en tant que formules de l’idéal moral.

Ici encore, on confond les deux points de vue moral et social. Le principe : à chacun selon ses œuvres, est un simple principe économique ; il résume fort bien l’idéal de la justice commutative et des contrats sociaux, nullement celui d’une justice absolue qui donnerait à chacun selon son intention morale. Il veut dire simplement ceci : il faut, indépendamment des intentions, que les objets échangés dans la société soient de même valeur, et qu’un individu qui donne un produit d’un prix considérable ne reçoive pas en échange un salaire insignifiant : c’est la règle des échanges, c’est celle de tout labeur intéressé, ce

  1. La morale, p. 577.