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SANCTION NATURELLE.

tournées au bien, ne nous montrassent à la longue « les monstres d’un côté, des hommes véritables de l’autre[1]. »

Remarquons-le d’abord, cette loi d’harmonie entre la nature et la moralité qu’on s’efforce d’établir est valable bien plutôt pour l’espèce que pour la vie individuelle, même prolongée : il faut une suite de générations et de modifications spécifiques pour qu’une qualité morale s’exprime par une qualité physique, et un défaut par une laideur. De plus, les partisans de la sanction esthétique semblent confondre entièrement l’immoralité avec ce qu’on peut appeler la bestialité, c’est-à-dire l’abandon absolu aux instincts grossiers, l’absence de toute idée élevée, de tout raisonnement subtil. L’immoralité n’est pas nécessairement telle ; elle peut coïncider avec le raffinement de l’esprit, elle peut ne pas abaisser l’intelligence ; or ce qui s’exprime dans les organes du corps, c’est plutôt l’abaissement de l’intelligence que la déviation de la volonté. On ne se représente pas une Cléopâtre et un don Juan comme devant cesser nécessairement d’offrir le type de la beauté physique, même si l’on prolonge leur existence. Les instincts de ruse, de colère, de vengeance que nous rencontrons chez les Italiens du sud n’ont point altéré la rare beauté de leur race. D’ailleurs bien des types de conduite qui nous paraissent des vices, dans l’état social avancé où nous nous trouvons, sont des vertus dans l’état de nature ; il n’en peut donc sortir aucune laideur vraiment choquante, aucune altération marquée du type humain. Au contraire, les qualités et parfois les vertus de la civilisation, si on les poussait à l’excès, produiraient facilement des monstruosités physiques. On

  1. M. Renouvier, Science de la morale, I, 289.