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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

tive. Autre exemple : vous avez cédé à un accès d’intempérance ; vous attendez avec inquiétude la « sanction de la nature » : quelques gouttes d’une teinture médicale la détournera en changeant les termes de l’équation qui se pose dans votre organisme. La justice des choses est donc à la fois absolument inflexible au point de vue mathématique et absolument corruptible au point de vue moral.

Pour mieux dire, les lois de la nature, comme telles, sont immorales, ou, si l’on veut, a-morales, précisément parce qu’elles sont nécessaires ; elles sont d’autant moins saintes et sacrées, elles ont d’autant moins de sanction véritable, qu’elles sont en fait plus inviolables. L’homme n’y voit qu’une entrave mobile qu’il tâche de reculer. Toutes ses audaces contre la nature ne sont que des expériences heureuses ou malheureuses, et le résultat de ces expériences a une valeur scientifique, nullement morale.

On a pourtant essayé de maintenir la sanction naturelle en établissant une sorte de secrète harmonie, rendue visible par l’esthétique, entre la marche de la nature et celle de la volonté morale. La moralité communiquerait nécessairement à ceux qui la possèdent une supériorité dans l’ordre même de la nature. « L’expérience, a-t-on dit, constate une dépendance telle entre le bien moral et le bien physique, entre le beau ou le laid exprimés matériellement et le beau ou le laid de l’ordre des passions et des idées, et on voit si bien les organes se modifier, se modeler selon leur fonctions habituelles, qu’il n’est pas douteux que la vie humaine prolongée, si elle pouvait l’être assez, et l’abandon de plus en plus instinctif de certains hommes à tous les vices, la domination acquise de certains autres, ou leurs facultés