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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

liquider cette sorte de dette du châtiment qui retombe sur elle et retombera plus tard sur Dieu. Même certains moralistes déterministes, qui nient en somme le mérite et le démérite, semblent pourtant voir un légitime besoin intellectuel dans cette tendance de l’humanité à considérer tout acte comme suivi d’une sanction. Enfin des utilitaires, par exemple M. Sidgwick, semblent aussi admettre je ne sais quel lien mystique entre tel genre de conduite et tel état heureux ou malheureux de la sensibilité ; M. Sidgwick croit pouvoir, au nom de l’utilitarisme, faire appel aux peines et aux récompenses de l’autre vie : la loi morale, sans une sanction définitive, lui semblerait aboutir à une « fondamentale contradiction[1]. »

Comme l’idée de sanction est l’un des principes de la morale humaine, elle se retrouve aussi au fond de toute religion, — chrétienne, païenne ou bouddhiste. Il n’est pas une religion qui n’admette une providence, et la providence n’est qu’une sorte de justice distributive qui, après avoir agi incomplètement dans ce monde, prend sa revanche dans un autre : cette justice distributive, c’est ce que les moralistes entendent par la sanction. On peut dire que la religion consiste par essence en cette croyance, qu’il est une sanction métaphysiquement liée à tout acte moral, en d’autres termes qu’il doit exister dans l’ordre profond des choses une proportionnalité entre l’état bon ou mauvais de la volonté et l’état bon ou mauvais de la sensibilité. Sur ce point, il semble donc que la religion et la morale coïncident, que leurs exigences mutuelles s’accordent, bien plus, que la morale se complète par la religion ; l’idée de justice distributive et de sanction, placée d’habitude au premier

  1. Voir notre Morale anglaise contemporaine, 2e édition.