Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/187

Cette page a été validée par deux contributeurs.
177
LE RISQUE MÉTAPHYSIQUE DANS L’ACTION.

voudrait éprouver une souffrance pareille ? Il est des serrements de cœur infiniment doux. Il est aussi des points où la douleur et le plaisir aigu semblent se confondre : les spasmes de l’agonie et ceux de l’amour ne sont pas sans quelque analogie ; le cœur se fond dans la joie comme dans la douleur. Les souffrances fécondes sont accompagnées d’une jouissance ineffable ; elles ressemblent à ces sanglots qui, rendus par la musique d’un maître, deviennent harmonie. Souffrir et produire, c’est sentir en soi une puissance nouvelle éveillée par la douleur ; on est comme l’Aurore sculptée par Michel-Ange, qui, ouvrant ses yeux en pleurs, ne semble voir la lumière qu’à travers ses larmes : oui, mais cette lumière des tristes jours est encore la lumière, elle vaut la peine d’être regardée.

L’action, en sa fécondité, est aussi un remède au scepticisme : elle se fait à elle-même, nous l’avons vu, sa certitude intérieure. Que sais-je si je vivrai demain, si je vivrai dans une heure, si ma main pourra terminer cette ligne que je commence ? La vie, de toutes parts, est enveloppée d’inconnu. Pourtant j’agis, je travaille, j’entreprends ; et dans tous mes actes, dans toutes mes pensées, je présuppose cet avenir sur lequel rien ne m’autorise à compter. Mon activité dépasse à chaque minute l’instant présent, déborde sur l’avenir. Je dépense mon énergie sans craindre que cette dépense soit une perte sèche, je m’impose des privations en comptant que l’avenir les rachètera, je vais mon chemin. Cette incertitude qui, me pressant de toutes parts également, équivaut pour moi à une certitude et rend possible ma liberté, c’est l’un des fondements de la morale spéculative avec tous ses risques. Ma pensée va devant elle, comme mon activité ; elle arrange le monde, dispose de l’avenir. Il me semble que je suis maître de l’infini, parce