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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

veut atteindre la lune pleure un quart d’heure, et se console ; l’homme qui voudrait posséder l’éternité pleure, lui aussi, au moins intérieurement ; il fait un gros livre s’il est philosophe, une pièce de vers s’il est poète, rien du tout s’il est incapable ; puis il se console et recommence la vie indifférente de tout le monde ; — indifférente, non, car il y tient : elle est au fond agréable. Le vrai pessimisme se ramène dans le fond au désir de l’infini, le haut désespoir se ramène à l’espoir infini ; c’est précisément parce qu’il est infini et inextinguible qu’il se change en désespoir. La conscience de la souffrance, à quoi se réduit-elle elle-même en grande partie ? À la pensée qu’il serait possible d’y échapper, à la conception d’un état meilleur, c’est-à-dire d’une sorte d’idéal. Le mal est le sentiment d’une impuissance ; il prouverait l’impuissance de Dieu si on supposait un Dieu, mais, quand il s’agit de l’homme, il prouve au contraire sa puissance relative. Souffrir devient la marque d’une supériorité. Le seul être qui parle et pense est aussi le seul capable de pleurer. Un poète a dit : « L’idéal germe chez les souffrants ; » ne serait-ce pas l’idéal même qui fait germer la souffrance morale, qui donne à l’homme la pleine conscience de ses douleurs ?

De fait, certaines douleurs sont une marque de supériorité : tout le monde ne peut pas souffrir ainsi. Les grandes âmes au cœur déchiré ressemblent à l’oiseau frappé d’une flèche au plus haut de son vol : il pousse un cri qui emplit le ciel, il va mourir, et pourtant il plane encore. Leopardi, Heine ou Lenau n’eussent probablement pas échangé contre des jouissances très vives ces moments d’angoisse dans lesquels ils ont composé leurs plus beaux chants. Dante souffrait autant qu’on peut souffrir de la pitié quand il écrivit ses vers sur Françoise de Rimini : qui de nous ne