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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

que le propre du progrès, c’est de n’avoir pas de terme, de n’atteindre ceux qu’on lui propose qu’en les transformant, de ne résoudre les problèmes qu’en en changeant les données.

Bienheureux donc aujourd’hui ceux à qui un Christ pourrait dire : « Hommes de peu de foi !..., » si cela signifiait : « Hommes sincères qui ne voulez pas leurrer votre raison et ravaler votre dignité d’êtres intelligents, hommes d’un esprit, vraiment scientifique et philosophique qui vous défiez des apparences, qui vous défiez de vos yeux et de vos esprits, qui sans cesse recommencez à scruter vos sensations et à éprouver vos raisonnements ; hommes qui seuls pourrez posséder quelque part de la vérité éternelle, précisément parce que vous ne croirez jamais la tenir tout entière ; hommes qui avez assez de la véritable foi pour chercher toujours, au lieu de vous reposer en vous écriant : j ’ai trouvé ; hommes courageux qui marchez là où les autres s’arrêtent et s’endorment : vous avez pour vous l’avenir, c’est vous qui façonnerez l’humanité des âges futurs.

La morale, de nos jours, a elle-même compris son impuissance partielle à régler d’avance et absolument toute la vie humaine ; elle laisse une plus large sphère à la liberté individuelle ; elle ne menace que dans un nombre de cas assez restreint et où se trouvent engagées les conditions absolument nécessaires de toute vie sociale. Les philosophes n’en sont plus à la morale rigoriste de Kant, qui réglementait tout dans le for intérieur ; interdisait toute transgression, toute interprétation libre des commandements moraux. C’était encore une morale analogue aux religions ritualistes, pour qui telle et telle cérémonie manquée constitue un sacrilège, et qui oublient le fond pour la forme ; c’était une sorte de despotisme moral, s’insinuant partout, voulant tout gou-