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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

acquérir une importance telle dans la vie, qu’on ne peut plus y porter atteinte sans atteindre la vie même en sa source. On ne se figure pas Chopin sans son piano : lui interdire la musique eût été le tuer. De même, l’existence n’eût probablement pas été supportable pour Raphaël sans les formes, les couleurs et un pinceau pour les reproduire. Quand l’art acquiert ainsi autant d’importance que la vie même, il n’y a rien d’étonnant à ce que la moralité ait aux yeux de l’homme plus de prix encore : c’est là en effet une sphère d’activité plus vaste que l’art. Si le sceptique trouve qu’il y a quelque vanité et quelque illusion dans le sentiment moral, il trouvera qu’il y en a plus encore dans le sentiment artistique : ceux que l’art a tués, sont morts plus entièrement que s’ils étaient tombés pour l’humanité, et cependant ceux que l’art a tués ou tuera sont nombreux : plus nombreux doivent être ceux qui se sacrifient à un idéal moral. Supposez un arbre dont une branche acquiert un développement énorme et prend même racine sur le sol environnant, comme il arrive pour l’arbre géant de l’Inde : à la longue, la branche cachera le tronc même ; c’est elle qui semblera le supporter et le faire vivre. La vie morale et intellectuelle est ainsi une sorte de rejeton, une branche puissante de la vie physique : elle se développe à tel point dans le milieu social qu’un individu tué pour ainsi dire dans sa vie morale semble par là plus complètement anéanti : c’est un tronc ayant perdu toute sa force et sa verdure, un véritable cadavre. « Perdre, pour vivre, les motifs mêmes de vivre ! » Le vers de Juvénal est toujours vrai, même pour qui rejette les doctrines stoïques. Le sceptique le plus désabusé s’impose encore une certaine règle de conduite qui domine sa vie, un idéal au moins pratique ; la vie, à certains moments, peut ne pas lui