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POSSIBILITÉ D’UN SACRIFICE DÉFINITIF.

vât la possibilité de son extension indéfinie, de son emploi infatigable pour l’humanité.

Outre que la vie n’est pas toujours un objet de préférence, elle peut devenir, dans certains cas, un objet de dégoût et d’horreur. Il y a un sentiment, particulier à l’homme, qu’on n’a pas bien analysé jusqu’ici : nous l’avons appelé déjà le sentiment de l’intolérabilité. Par l’influence de l’attention et de la réflexion, certaines souffrances physiques et surtout morales grandissent dans la conscience au point d’obscurcir tout le reste. Une seule peine suffit à effacer toute la multitude des plaisirs de la vie. Probablement l’homme a ce privilège de pouvoir être, s’il le veut, l’animal le plus malheureux de la création, à cause de la ténacité qu’il peut communiquer à ses peines. Or un des sentiments qui possèdent au plus haut point ce caractère de l’intolérabilité, c’est celui de la honte, de la « défaillance morale : » la vie achetée, par exemple, au prix de la honte peut ne pas paraître supportable. On nous objectera qu’un vrai philosophe épicurien ou utilitaire peut regarder de haut ces sentiments de pudeur morale qui ont toujours quelque chose de conventionnel ; mais nous répondrons, qu’ils sont beaucoup moins conventionnels que tels autres, comme le culte de l’argent ; on voit tous les jours des gens ruinés ne plus pouvoir supporter la vie, et la philosophie ne pas leur servir ici à grand’ehose. Or il y a une sorte de faillite morale plus redoutable encore à tous égards que l’autre. Ce qui est simplement agréable, comme tel ou tel plaisir de la vie, et même la somme des plaisirs de la vie, — ne peut jamais compenser ce qui apparaît à tort ou à raison comme intolérable.

Certaines sphères particulières de l’activité finissent par