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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

d’avoir voulu élargir la morale, que d’y avoir introduit ce détestable élément, l’hypocrisie. Avant tout, il faut être franc avec soi-même et avec les autres ; le paradoxe n’a rien de dangereux quand il se présente hardiment à tous les repards. Toute action peut être considérée comme une équation à résoudre ; or il y a toujours, dans une décision pratique, des termes connus et un terme inconnu qu’il s’agit de dégager ; mais une morale scientifique ne peut pas toujours le dégager : certaines équations sont donc insolubles ou du moins ne peuvent présenter de solution indiscutable et catégorique. Le tort des moralistes, c’est de prétendre résoudre d’une façon définitive et universelle des problèmes qui peuvent avoir quantité de solutions singulières.

Ajoutons que l’inconnue fondamentale, l’x qui se retrouve dans un certain nombre de problèmes, c’est la mort. La solution de l’équation posée dépend alors de la valeur variable que l’on attache aux autres termes, qui sont : 1° la vie physique à sacrifier ; 2° l’action morale quelconque à accomplir. — Examinons ces deux termes :

La solution dépend d’abord, disons-nous, de la valeur qu’on attache à la vie. Sans doute la vie est pour chacun le plus précieux des biens, puisqu’elle est la condition des autres ; mais d’abord, quand les autres se réduisent presque à zéro, la vie elle-même perd sa valeur : elle devient alors un objet méprisable. Soit deux individus, l’un ayant perdu ceux qu’il aimait, l’autre possédant une nombreuse famille dont le sort dépend de lui : tous deux ne sont pas égaux devant la mort.

Pour bien poser ce problème capital du mépris de la vie, il faut le rapprocher d’une autre question importante : le dévouement a plus d’une analogie avec le suicide, puisque dans les deux cas c’est la mort consentie et même voulue