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PLAISIR DU RISQUE ET DE LA LUTTE.


Il y avait donc dans le pari de Pascal un élément qu’il n’a pas mis en lumière. Il n’a guère vu que la crainte du risque, il n’a pas vu le plaisir du risque.

Pour bien comprendre l’attrait du risque, même lorsque les chances de malheur sont très nombreuses, on peut invoquer plusieurs considérations psychologiques :

1° Il ne faut pas, dans le calcul, faire entrer en ligne de compte seulement les chances bonnes et les chances mauvaises, mais encore le plaisir de courir ces chances, de s’aventurer ;

2° Une douleur simplement possible et lointaine, surtout lorsqu’elle n’a encore jamais été éprouvée, correspond à un état tout autre que celui où nous sommes actuellement, tandis qu’un plaisir désiré est plus en harmonie avec notre état présent et acquiert ainsi pour l’imagination une valeur considérable. Autant le souvenir d’une douleur peut être pénible pour certains caractères, autant la possibilité vague et indéterminée d’une douleur peut les laisser indifférents ; aussi est-il rare — surtout dans la jeunesse, cet âge optimiste par excellence — qu’une chance de peine nous paraisse équivalente à une chance de grand plaisir. C’est ce qui explique par exemple la hardiesse qu’ont montrée de tous temps les amants à affronter toute espèce de péril pour se rejoindre. On retrouve cette hardiesse jusque chez les animaux. La peine, vue de loin, surtout lorsqu’elle n’a pas été expérimentée déjà à plusieurs reprises, nous semble en général négative et abstraite, le plaisir, positif et palpable. En outre, toutes les fois que le plaisir correspond à un besoin, la représentation de la jouissance future est accompagnée de la sensation d’une peine actuelle : la jouissance apparaît alors non pas seulement comme une sorte de superflu, mais comme la cessa-