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DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

crainte soudaine me fasse tressaillir, la simple action réflexe me portera à me rejeter de côté ; mais alors la raison modérera mon mouvement en m’avertissant qu’il y a un précipice près de moi. L’hédoniste se trouve dans une situation un peu analogue quand il s’agit de se jeter en aveugle dans quelque dévouement : le rôle de Ja raison est de lui montrer l’abîme, d’empêcher qu’il ne s’y lance à la légère sous l’impulsion du premier mouvement instinctif; et l’ « action inhibitrice » de la raison sera dans ce cas aussi logique, aussi puissante à l’égard des penchants altruistes qu’elle peut l’être à l’égard de la simple action réflexe. C’est ce que nous avons objecté ailleurs à l’école anglaise.

Le moi et le non-moi sont donc en présence. Ils semblent, en fait, deux valeurs sans commune mesure ; il y a dans le moi quelque chose de sui generis, d’irréductible. Si le monde est, pour l’hédoniste, quantitativement supérieur à son moi, son moi doit lui paraître toujours qualitativement supérieur au monde, la qualité étant pour lui dans la jouissance. « Je suis, dit-il, et vous n’êtes pour moi qu’en tant que j’existe et que je maintiens mon existence : tel est le principe qui domine à la fois la raison et les sens. » Aussi longtemps donc qu’on s’en tient à l’hédonisme, on ne peut logiquement être obligé à se désintéresser de soi. Or, l’hédonisme, en son principe fondamental, qui est la conservation obstinée du moi, est irréfutable du point de vue des faits. Seule, l’hypothèse métaphysique peut tenter de faire franchir à la volonté le passage du moi au non-moi. Au point de vue positif, et abstraction faite de toute hypothèse, le problème que nous avons posé tout à l’heure semble, au premier abord, théoriquement insoluble.

Et pourtant ce problème peut recevoir une solution au moins approximative dans la pratique.