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L’INSTINCT DISSOUS PAR LA RÉFLEXION.

infériorité numérique sur les autres nations continentales et notre supériorité économique (très provisoire d’ailleurs et déjà compromise). Voilà un frappant exemple de l’intervention de la volonté dans la sphère des instincts. L’instinct, n’étant plus protégé par une croyance religieuse ou morale, devient impuissant à fournir une règle de conduite. La règle est empruntée à des considérations toutes rationnelles et généralement à des considérations de pure utilité personnelle, nullement d’utilité sociale. Le plus important devoir de l’individu, c’est pourtant la génération, qui assure la durée de la race. Aussi, dans bien des espèces animales, l’individu ne vit que pour engendrer, et la mort suit immédiatement la fécondité. De nos jours ce devoir, primitif dans toute l’échelle animale, se trouve relégué au dernier rang chez la race française, qui semble poursuivre de propos délibéré le maximum de l’infécondité. Il ne s’agit pas ici de blâmer, mais de constater. La disparition graduelle et nécessaire de la religion et de la morale absolue nous réserve beaucoup de surprises de ce genre ; s’il n’y a point à s’en épouvanter, au moins faut-il chercher à les prévoir dans un intérêt scientifique.

Autre remarque : le simple excès de scrupules peut en venir à dissoudre l’instinct moral ; par exemple, chez les confesseurs et chez leurs pénitentes. Bagehot remarque de même qu’en raisonnant à l’excès sur la pudeur, on peut l’affaiblir et graduellement la perdre. Toutes les fois que la réflexion se porte constamment sur un instinct, sur un penchant spontané, elle tend à l’altérer. Ce fait s’expliquerait peut-être physiologiquement, par l’action modératrice de l’écorce grise sur les centres nerveux secondaires et sur toute action réflexe. Toujours est-il que, si un pianiste par exemple joue par cœur un morceau appris mécanique-