Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/131

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
121
LE SENTIMENT MORAL COMME FORCE DE TENSION.

vive, mais avec la force de tension, nous pourrons nous rendre mieux compte, d’abord de sa puissance, et ensuite de la forme spéciale que cette puissance prendra plus tard dans l’esprit : le sentiment d’obligation morale.

La force de tension peut appartenir à tout instinct remplissant les conditions suivantes: 1° être à peu près indestructible ; 2° être à peu près constant, et ne pas avoir les intermittences de la faim par exemple ; 3° se trouver en harmonie et en association, non en opposition, avec ceux des autres instincts qui favorisent le maintien de l’espèce.

Remarquons-le d’abord, ce qu’on appelle proprement l’obligation morale ne comporte pas l’exécution immédiate de l’acte ni même d’une manière générale son exécution : elle accompagne l’idée d’un acte possible et non pas nécessaire. Le devoir n’est donc plus en ce cas une impulsion irrésistible, mais durable ; il est une obsession sublime. Comme l’a montré Darwin, nous acquérons vite l’expérience qu’un penchant n’est pas détruit par sa violation : le mécontentement que nous éprouvons après y avoir désobéi nous prouve notre impuissance à déraciner l’instinct que nous avons eu le pouvoir de violer. Cet instinct peut être, à chaque instant de la durée, inférieur à la somme de forces qu’exige l’action à accomplir, mais il apparaît dans la conscience comme devant remplir toute la durée et il acquiert ainsi une puissance d’un genre nouveau. Nous avons donc, parmi les forces intérieures, le sentiment d’une force qui n’est pas insurmontable, mais qui est pour nous indestructible (ou du moins qui nous semble telle d’après une série d’expériences). Sous ce rapport l’obligation, en son état le plus élémentaire, est la prévision de la durée indéfinie d’un penchant impersonnel et généreux, l’expérience de son indestructibilité. Aussi n’y a-t-il pas conscience