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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

duire : c’est un coup de théâtre, une révélation subite. La puissance du sentiment est mieux mise en relief par un arrêt que par une impulsion, par une défense que par un ordre ; aussi, après une expérience de ce genre, le sentiment de ce qu’il faut peut déjà revêtir, pour la conscience réfléchie, un caractère mystique qu’il n’a pas toujours dans les autres cas. Lorsque l’intelligence se trouve mise d’une manière aussi soudaine en présence d’un instinct profond et fort, elle est portée à une sorte de respect religieux. Ainsi, au point de vue restreint de la pure dynamique mentale où nous nous plaçons, le devoir peut déjà produire un sentiment de respect qu’il tire à la fois de sa grande puissance suspensive et de son origine mystérieuse.

La force du sentiment moral acquiert un caractère de plus en plus remarquable lorsqu’elle prend la forme non plus d’une impulsion ou répression subite, mais d’une pression intérieure, d’une tension constante. Dans la majorité des cas et chez la majorité des gens, le sentiment de ce qu’il faut faire n’est pas violent, mais il est durable : à défaut de l’intensité, il a pour lui le temps, qui est encore le plus puissant des facteurs. Une tension peu forte, mais agissant d’une manière continue et toujours dans le même sens, doit nécessairement triompher de résistances beaucoup plus vives, mais qui se neutralisent l’une l’autre. Lorsque, pour la première fois, dans l’âme de Jeanne Darc apparut distinctement l’idée fixe de secourir la France, cette idée ne l’empêcha pas de rentrer ses moutons à la ferme ; mais plus tard, l’obsession de cette même idée devait faire dévier toute sa vie de jeune paysanne, changer le sort de la France et par là modifier d’une manière appréciable la marche de l’humanité. Si donc nous considérons le sentiment moral dans ses analogies non plus avec la force