rent tout leur charme que quand nous les partageons avec
autrui. Cette part prédominante des sentiments sociables
doit se retrouver dans toutes nos jouissances et dans toutes
nos peines. Aussi l’égoïsme pur ne serait-il pas seulement,
comme nous l’avons montré, une sorte de mutilation de
soi ; il serait une impossibilité. Ni mes douleurs, ni mon
plaisir ne sont absolument miens. Les feuilles épineuses
de l’agave, avant de se développer et de s’étaler en bandes
énormes restent longtemps appliqués l’une sur l’autre
et formant comme un seul cœur ; à ce moment, les épines
de chaque feuille s’impriment sur sa voisine. Plus tard,
toutes ces feuilles ont beau grandir et s’écarter, cette
marque leur reste et grandit même avec elles : c’est un
sceau de douleur fixé sur elles pour la vie. La même
chose se passe dans notre cœur, où viennent s’imprimer,
dès le sein maternel, toutes les joies et toutes les douleurs
du genre humain : sur chacun de nous, quoi qu’il fasse,
ce sceau doit rester. De même que le moi, en somme, est
pour la psychologie contemporaine une illusion, qu’il n’y
a pas de personnalité séparée, que nous sommes
composés d’une infinité d’êtres et de petites consciences ou
états de conscience, ainsi le plaisir égoïste, pourrait-on
dire, est une illusion : mon plaisir à moi n’existe pas
sans le plaisir des autres, je sens que toute la société
doit y collaborer plus ou moins, depuis la petite société
qui m’entoure, ma famille, jusqu’à la grande société où
je vis[1].
En résumé, une science vraiment positive de la morale peut, dans une certaine mesure, parler d’obligation, et
- ↑ Voir notre Morale d’Épicure, 2e édition, p. 283.