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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

ment les conditions de la vie dans l’humanité. La pensée, en effet, est impersonnelle et désintéressée.

Fécondité de l’émotion et de la sensibilité. — De même que l’intelligence, la sensibilité veut s’exercer. Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes ; nous avons plus de larmes qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n’en justifie notre propre bonheur. Il faut bien aller vers autrui, se multiplier soi-même par la communion des pensées et des sentiments.

De là une sorte d’inquiétude chez l’être trop solitaire, un désir non rassasié. Quand on ressent, par exemple, un plaisir artistique, on voudrait ne pas être seul à en jouir. On voudrait faire savoir à autrui qu’on existe, qu’on sent, qu’on souffre, qu’on aime. On voudrait déchirer le voile de l’individualité. — Vanité ? — Non, la vanité est bien loin de notre pensée. C’est plutôt le contraire de l’égoïsme. Les plaisirs très inférieurs, eux, sont parfois égoïstes. Quand il n’y a qu’un gâteau, l’enfant veut être seul à le manger. Mais le véritable artiste ne voudrait pas être seul à voir quelque chose de beau, à découvrir quelque chose de vrai, à éprouver un sentiment généreux[1]. Il y a, dans ces hauts plaisirs, une force d’expansion toujours prête à briser l’enveloppe étroite du moi. En face d’eux on se sent insuffisant soi-même, fait seulement pour les transmettre, comme L’atome vibrant de l’éther transmet de proche en proche le rayon de lumière sidérale qui le traverse, et dont il ne retient rien qu’un frisson d’un instant.

  1. Il faut toutefois distinguer ici entre la jouissance de l’artiste, qui est toujours féconde, conséquemment généreuse, et celle de l’amateur d’art, qui peut être étroite et égoïste, parce qu’elle est toute stérile. Voir nos Problèmes de l’esthétique contemporaine.