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L’HÉRÉDITÉ ET L’ÉDUCATION.

mondes au commerce, aux voyages, à la science et à l’art, est devenu chez certains individus une source d’agitations vaines ou ruineuses, les seules que leur milieu permette, « comme la passion du jeu, de l’agiotage, de l’intrigue, l’ambition égoïste et turbulente des conquérants, sacrifiant des nations entières à leurs caprices[1] ». On voit parfois reparaître chez les descendants éloignés de vieux instincts de race, assoupis ou latents durant un grand nombre de générations, et qui se manifestent comme un inexplicable retour au type moral des aïeux. Les classes supérieures de la société, plus en évidence, nous en offrent les plus frappants exemples : comme si le loisir et l’indépendance que la fortune leur assure, en les dérobant à l’influence du milieu local et des conditions de vie actuelles de leur race, mettaient en liberté des « forces psychiques », contenues chez leurs contemporains. « Ainsi, dit madame Royer, l’on voit parfois l’instinct du vol se manifester non pas seulement chez nos enfants de races cultivées, où l’éducation le plus souvent le corrige bientôt, mais persister parfois chez les adultes, et, par une irrésistible puissance, entraîner à des délits, à peine excusables par leur caractère évidemment fatal, des femmes de nos vieilles castes nobles, tristes héritières des vieux instincts de nos conquérants barbares[2] ».

  1. Ribot, ibid.
  2. Ce qui a toujours distingué les sauvages des Philippines des autres races de la Polynésie, c’est leur passion indomptable pour la liberté. Dans une battue faite à l’île de Luçon par des soldats indigènes sous les ordres d’un officier espagnol, on s’empara d’un petit noir d’environ trois ans. Il fut conduit à Manille. Un Américain l’ayant demandé au gouvernement pour l’adopter, il fut baptisé du nom de Pédrito. Dès qu’il fut en âge de recevoir quelque instruction, on s’efforça de lui donner toute celle qu’on peut acquérir dans ces contrées éloignées. Les vieux résidents de l’île, connaissant le caractère des Négritos, riaient sous cape en voyant les tentatives faites pour civiliser celui-ci. Ils prédisaient qu’on verrait tôt ou tard le jeune sauvage retourner à ses montagnes. Son père adoptif, se piquant au jeu, annonça qu’il conduirait Pédrito en Europe. Il lui fit visiter Paris, Londres, et ne le ramena aux Philippines qu’après deux ans de voyage. Avec cette facilité dont la race noire est douée, Pédrito parlait au retour l’espagnol, le français et l’anglais ; il ne se chaussait que de fines bottes vernies, « et tout le monde à Manille se rappelle encore aujourd’hui le sérieux, digne d’un gentleman, avec lequel il recevait les premières avances des personnes qui ne lui avaient pas été présentées. » Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis le retour d’Europe, lorsqu’il disparut de la maison de son protecteur. Les rieurs triomphèrent. Jamais probablement on n’eût appris ce qu’était devenu l’enfant adoptif du philanthrope yankee,