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L’HÉRÉDITÉ ET L’ÉDUCATION.

l’évolution, par l’éducation en partie spontanée, en partie forcée, tantôt individuelle, tantôt collective. Il est clair que l’hérédité a aussi son rôle dans la genèse de l’instinct moral. Déterminons donc la part de ces deux influences.

Selon Wundt, il n’est pas certain que l’intuition même de l’espace soit innée ; en tout cas, les simples perceptions des sens ne le sont pas, malgré leur répétition constante à travers les siècles ; l’aveugle-né n’a pas la perception native de la lumière, ni le sourd celle du son ; on ne peut donc parler d’« intuitions morales innées » qui supposeraient une multitude de représentations très complexes relatives à l’agent lui-même, à ses semblables, à ses relations avec le monde extérieur[1]. — Sans doute, mais nous n’admettons pas d’intuitions morales toutes formées, et Spencer est sans doute allé trop loin dans cette voie. Une tendance n’est pas une intuition, et il est certain qu’il y a des tendances héréditaires, les unes morales, les autres immorales. Chacun le sait, Darwin a démontré que la peur est devenue héréditaire chez certains animaux sauvages. Ainsi, lorsque les îles Falkland furent visitées par l’homme pour la première fois, le gros chien-loup (canis antarcticus) vint sans aucune crainte au-devant des matelots de Byron. Encore récemment, un homme pouvait facilement, avec un morceau de viande d’une main et un couteau de l’autre, les égorger pendant la nuit. Dans une île de la mer d’Aral, les antilopes, généralement si timides et vigilantes, au lieu de se sauver, regardaient les hommes comme une sorte de curiosité. À l’origine, sur les côtes de l’île Maurice, le lamantin n’avait aucune frayeur de l’homme ; il en a été de même dans plusieurs endroits du globe pour les phoques et le morse. Les oiseaux de certaines îles n’ont acquis que lentement et héréditairement une terreur salutaire de l’homme. « Dans l’archipel des Galapagos, dit Darwin, j’ai pu pousser avec le canon de mon fusil des faucons sur une branche et voir des oiseaux se poser sur un seau d’eau que je leur tendais pour y boire. » Il y a là, sinon une intuition, du moins l’association de mouvements réflexes et de sentiments presque réflexes avec une représentation, celle de l’homme. Pourquoi donc, chez l’homme même, la représentation de l’homme n’exciterait-elle pas, par tendance héréditaire, un plaisir particulier et

  1. Ethik, p. 345.