sans doute. Dès lors, raisonnons dans l’hypothèse même de l’égoïsme radical. Il existe, dans tous les êtres, un certain nombre de penchants ni plus ni moins fatals que les autres, mais qui se portent vers autrui et qu’on nomme altruistes. Ces penchants existeront naturellement dans chacun de nous, et ils tendront à nous rapprocher ; nous irons alors au-devant l’un de l’autre, poussés en dedans par un ressort passionnel, mais ayant au dehors l’apparence d’êtres mus par une idée morale. Eh bien, n’est-ce pas beaucoup ? Si je vois un de mes semblables me tendre la main et faire, suivant l’expression de Kant, comme s’il m’aimait, il est évident que je deviendrai le jouet d’une illusion inévitable et bienfaisante : je le verrai, sans aucun motif d’intérêt apparent, graviter autour de moi avec tous les signes et les dehors de l’amour ; je concevrai donc ses actes comme désintéressés de toute fin égoïste et, en même temps, comme m’ayant moi-même pour fin : voilà l’idée de l’amour. Je me croirai aimé ; et quand même l’être qui paraît m’aimer agirait, dans le fond, sous l’influence d’un mstinct fatal, je m’imaginerai que son action est libre. Comment pourrait-il en être autrement ? Je ne suis point, par hypothèse, assez savant en physiologie pour distinguer, dans l’amour tout spontané et tout pur en apparence qu’un autre être a l’air d’éprouver pour moi, ce qui est la part des instincts égoïstes, inhérents à son organisme. Lorsque je ne puis attribuer à un de mes semblables aucun motif intéressé, il ne me viendra point à l’esprit de chercher dans son organisme même la cause cachée de son action. Soit donc que je me trompe, soit, au contraire, que je voie plus loin que les savants eux-mêmes, je croirai sentir un cœur et une volonté là où il y a peut-être un rouage et une machine ; j’acquerrai la pure idée de l’amour. Maintenant, une fois acquise, que ne produira pas cette idée ? Lorsque je vois un de mes semblables venir à moi sans que j’aie fait le premier pas, je me révolte à la pensée de rester froid et insensible à cet amour, de rester aimable seulement au dehors, aimable par ce qui n’est pas moi, aimable par une sorte de tromperie. Je veux être vraiment digne d’être aimé ; je veux mériter l’affection qu’on me montre ; je veux que l’apparence qu’on aime en moi devienne une réalité, et, suivant la parole de Socrate, je veux être ce que je parais. Mais comment devenir aimable, si ce n’est en aimant ? Comment répondre à l’affection, si ce n’est par l’affection ? Ma personnalité s’ouvre donc et tend à s’a-
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L’ÉDUCATION MORALE.