Page:Guyau - Éducation et Hérédité.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
61
POUVOIR ENGENDRANT DEVOIR.

instinct de la vie, qui est la « pente vers soi ». Et il ne suffirait même pas de montrer qu’une action n’a aucun motif intéressé pour démontrer qu’elle est désintéressée. La Rochefoucauld a ramené par des analyses subtiles, mais nécessairement inexactes, toute action à des motifs intéressés ; il a essayé d’expliquer les actes les plus spontanés de la sensibilité par le calcul de l’intelligence. C’était là une grave erreur, — qui tenait à l’imperfection des sciences physiologiques et naturelles à cette époque. Les motifs, en effet, ne sont pas tout dans une action : il y a les mobiles. Or, si on introduit cette nouvelle donnée des mobiles parmi les causes productrices des actes, on change tout. Les dévouements les plus beaux, dont on ne peut trouver aucun motif intéressé, peuvent s’expliquer par les mobiles ; la sympathie vient s’ajouter à ce que Pascal appelait « la pente vers soi » ; l’altruisme complète l’égoïsme sans le transformer radicalement, selon les utilitaires. — L’homme est un animal intelligent et sociable ; voilà sa définition la plus exacte, dans laquelle il est inutile, disent les utilitaires, d’introduire l’élément de la liberté désintéressée : la nature suffit, l’instinct fatal remplace le libre élan. Si parfois vous vous croyez librement désintéressé, c’est que vous ne vous considérez vous-mêmes qu’à un point de vue extérieur ; là où vous ne voyez plus le calcul conscient et raffiné de La Rochefoucauld, vous croyez avoir découvert quelque chose d’extraordinaire et de suprasensible : liberté, désintéressement ! Mais, au lieu de chercher une explication au-dessus de l’intelligence, dans l’incompréhensible libre arbitre, cherchez-la au-dessous, et vous la trouverez dans la sensibilité. En vous laissant aller à la sympathie, vous ne calculez plus, mais c’est la nature qui a calculé pour vous ; c’est elle qui vous pousse tout doucement vers autrui, si doucement que vous croyez marcher seul, comme l’enfant que sa mère soutient pendant ses premiers pas, et qui, ne voyant point la main qui le tient, mais sentant la force qui le soulève, pense déjà que ses jambes se remuent avec agilité.

Ainsi raisonnent les partisans de l’égoïsme fondamental. Dans ce problème, l’auteur des Systèmes de morale contemporaine a introduit un élément nouveau, de capitale importance : l’influence de l’idée. Quand même notre nature ignorerait la vraie et libre affection, ignorerions-nous ce qu’on pourrait appeler l’apparence de l’affection ? Non,