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POUVOIR POUVOIR ENGENDRANT DEVOIR.

née de révolution même de l’individu ; cette capacité est prolongée dans l’espèce plutôt que créée par la sélection naturelle ou sexuelle. Les Anglais ont donc eu tort de confondre trop absolument la moralité avec l’instinct social : elle vient s’y fondre sans doute dans la réalité pratique, mais la réalité n’épuise pas tout le possible. D’ailleurs, même en fait, la moralité ne consiste pas toujours à poursuivre un but directement sociable ; le progrès semble multiplier parmi nous la recherche de fins qui ne satisfont que très indirectement nos instincts affectifs : on se dévoue à la science pour la science même, à une entreprise périlleuse, à une œuvre d’art. Partout où il y a ainsi dévouement, poursuite exclusive d’une fin quelconque, fut-elle illusoire, on ne peut nier qu’il n’y ait déploiemont d’un effort moral, quoique cet effort s’exerce indépendamment des instincts sociaux de la race. La fécondité morale déborde en quelque sorte la société humaine. Enfin, il ne faut pas croire que le sentiment instinctif, héréditaire, fixé par la sélection naturelle, crée et explique de toutes pièces l’action de l’individu ; c’est souvent, au contraire, l’action accumulée qui a créé un sentiment correspondant. Le sentiment social est né de la nature même de nos organes, qui ont été façonnés par nos actions antécédentes : le pouvoir a précédé le sentiment du devoir. Nous n’avons pas des mains parce que nous sommes charitables ; nous sommes charitables et nous tendons les mains à autrui parce que nous en avons. Mais, s’il est vrai que l’individu eût pu par lui-même arriver à se constituer une obligation morale embryonnaire, il est également vrai que l’oMigation morale prend un aspect tout à fait nouveau quand on la considère du point de vue social, quand on tient compte des vues nouvelles de la physiologie actuelle au sujet de l’action et de la réaction constante des systèmes nerveux les uns sur les autres. On comprend alors beaucoup mieux, non seulement la direction vers laquelle nous pousse aujourd’hui le sentiment moral, mais aussi sa nature intime, le secret de son énergie ; enfin et surtout on comprend la part croissante qu’il pourra prendre en nous par l’éducation.

À ce point de vue nouveau, l’obligation morale nous apparaît comme une action directe, consciente ou inconsciente, des systèmes nerveux les uns sur les autres et, en général, de la vie sur la vie ; elle se résout dans le sentiment profond de la solidarité. Se sentir obligé moralement, c’est