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POUVOIR ENGENDRANT DEVOIR.

rique, le mécanisme même de la nature qui le produit est rationnel : il tend à favoriser les êtres normaux, c’est-à-dire les êtres sociables et en définitive moraux.

L’être antisocial s’écarte autant du type de l’homme moral que le bossu du type de l’homme physique ; de là une honte inévitable quand nous sentons en nous quelque chose d’antisocial ; de là aussi un désir d’effacer cette monstruosité. On voit l’importance de l’idée de normalité dans l’idée de moralité. Il y a quelque chose de choquant pour la pensée comme pour la sensibilité à être une monstruosité, à ne pas se sentir en harmonie avec tous les autres êtres, à ne pouvoir se mirer en eux ou les retrouver en soi-même. L’idée de responsabilité absolue n’étant plus compatible avec l’état actuel de la science, le remords se ramène à un regret, — le regret d’être inférieur à son propre idéal, d’être anormal et plus ou moins monstrueux. On ne peut pas sentir quelque imperfection intérieure sans éprouver quelque honte ; cette honte est indépendante du sentiment de la liberté, et cependant elle est déjà le germe du remords. Je réponds devant ma pensée, en une certaine mesure, de tout ce qu’il y a de mauvais en moi. même quand ce n’est pas moi qui l’y ai mis, parce que ma pensée me juge. La monstruosité produit en outre le sentiment de la solitude absolue et définitive, qui est le plus douloureux pour un être essentiellement social, parce que la solitude est une stérilité morale, une impuissance sans remède.

Aujourd’hui le remords peut parfois tourmenter les cœurs en raison même de leur élévation et des scrupules d’une conscience supérieure : mais c’est là une exception et non la règle. Les exceptions s’expliquent par ce fait que le progrès moral, comme tout progrès, tend à déranger l’équilibre entre l’être et son milieu, il fait donc de toute supériorité prématurée une cause de souffrance ; mais ce dérangement provisoire de l’équilibre primitif aboutira un jour à un équilibre plus parfait. Les êtres qui servent ainsi de transition à la nature souffrent pour diminuer les souffrances totales de leur race : ils sont les boucs émissaires de l’espèce. Ils nous rapprochent de ce moment encore lointain, de cet idéal-limite, impossible à atteindre complètement, où les sentiments de sociabilité, devenus le fond même de tout être, seraient assez puissants pour proportionner la quantité et la qualité de ses joies intérieures à sa moralité, c’est-à-dire à sa sociabilité même.