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L’ÉDUCATION MORALE.

qui s’ouvre un chemin au milieu des résistances internes ou externes. La jouissance même du devoir est esthétiquement bien différente de toutes les autres ; ce qui la distingue pour un observateur impartial, c’est son caractère sérieux, qui peut certainement la mettre, pour beaucoup de gens, hors de la portée de la vie moyenne. Tel grand morceau de musique classique, par exemple, ne produira aucun attrait sur les hommes d’un goût musical peu développé : la moralité, pourrait-on dire, est la musique sérieuse de l’existence ; il faut une certaine éducation pour arriver à en faire exclusivement ses délices, pour préférer le rythme sublime du beau moral aux petits airs de danse que nous pouvons entendre sur notre chemin.

Toutes les fois qu’une tendance intérieure se trouve réveillée et révélée à elle-même par la présence d’un objet extérieur, elle semble perdre en force de tension interne tout ce qu’elle gagne en force de représentation extérieure et de sollicitation. Le bien moral lui-même semble changer de nature lorsque nous nous représentons ce qu’il y a d’agréable à bien faire : il semble que nous soyons alors moins obligés que sollicités à bien agir. C’est dans la lenteur et l’effort avec lesquels se rompt l’équilibre intérieur que nous prenons vraiment conscience de l’obligation.

Il y a entre le désir d’agir et le désir de jouir la même différence qu’entre la tendance qui pousse le véritable artiste à produire une œuvre personnelle et le désir que peut éprouver un amateur d’aller entendre l’œuvre d’autrui. Le désir d’agir est un des éléments du devoir, et le devoir exclut généralement, au contraire, le désir de jouir. On a dit que la volonté morale est le pouvoir d’agir selon la ligne de la plus forte résistance. Cela est vrai, pourvu qu’on ajoute que la puissance qui se déploie ainsi est encore supérieure à la résistance même. En d’autres termes, le sujet moral est constitué par une volonté capable d’agir avec effort pour réaliser un idéal. Aussi, dans l’état normal, le sentiment de l’obligation doit être proportionnel à la capacité que possède un homme de faire un effort intérieur, ou, si l’on veut, de suivre une idée-force, car vouloir ou penser avec une certaine suite dans les idées reviennent au même. Le sentiment d’obligation diminue au contraire en raison directe de l’affaiblissement de la volonté : les caractères faibles, incapables