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POUVOIR DE LA CONSCIENCE.

déjà rompu par la souffrance, par un malaise auquel l’action ne fait que porter remède : agir n’est plus alors le résultat d’une tension intérieure et réfléchie, mais plutôt celui d’une détente spontanée ; l’action éclate d’elle-même, comme éclatent le rire ou les larmes. De là vient que, dans ces cas, nous agissons sans le sentiment de l’effort. Au contraire, le sentiment de l’effort nécessaire pour commencer l’action s’accroît en raison du caractère mal défini et indistinct du besoin qui commande l’action. C’est ainsi que, dans les premiers temps du sevrage, il faut souvent un véritable effort et une première éducation à l’enfant pour commencer à manger les aliments qu’on lui offre. Il éprouve un besoin très réel, mais qui n’est pas encore associé d’une manière définie à tel ou tel mets, précisé par les sensations du goût : ce besoin reste comme une souffrance indéterminée dont l’enfant est porté à attendre passivement la cessation ; il crie et ne sait pas qu’il a faim, parfois même se révolte contre l’effort de la mastication et de la déglutition. C’est seulement par une série d’expériences, d’adaptations et d’associations, c’est par une éducation plus ou moins lente que toute souffrance physique chez l’être vivant, s’attachant aussitôt à la représentation de son remède, devient le ressort immédiat de telle action déterminée. Toute douleur en vient alors à n’être que la traduction en langage sensible d’une possibilité et d’une nécessité d’action : la faim est la possibilité et la nécessité de manger ; la soif, la possibilité et la nécessité de boire ; l’animal, dès qu’il a ressenti le besoin, se met en quête du remède. La rupture d’équilibre dans l’énergie intérieure commence avec la sensation même, et le sentiment du besoin d’agir supprime celui de l’effort pour agir.

Aussi le désir ne peut-il se confondre avec le devoir. Il y a deux sortes de désirs, désir de jouir et désir d’agir. Le premier aboutit à la représentation nette d’un objet extérieur par rapport auquel l’agent moral se trouve dans un état de passivité ; l’autre aboutit à la représentation d’un état de tension intérieure, d’une action ou d’un groupe d’actions dépendant du sujet moral. Quoique, au fond, il y ait toujours une part de passivité en nous, cette part augmente quand nous sommes en proie à un désir quelconque ; elle diminue, au contraire, quand nous nous sentons poussés en avant par la conscience d’un devoir, c’est-à-dire par une idée active, de nature supérieure,