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L’ÉDUCATION MORALE.

reste, précisément parce que cela nous apparaît tel ; et de cette façon jamais nous ne sentirons de chaînes. Ainsi se produit l’illusion du libre arbitre. Mais c’est là une liberté inférieure. Certains désirs, certaines passions, même quand nous les suivons de bon gré, nous font trop voir qu’il nous serait difficile de faire autrement : tels l’amour, la colère. On s’abandonne à ces passions-là, on se sent devant des maîtres. Quand on descend une pente raide en courant, et qu’on veut la descendre, on ne peut pas dire qu’on aille où on ne veut pas aller, et cependant on se sent entraîné, maîtrisé par une force supérieure. Ainsi agit la passion. C’est pour cela qu’une liberté plus complète apparaît comme la délivrance des passions violentes et grossières. Au-dessus de la liberté du désir, la liberté de l’action. Le raisonnement seul peut s’arrêter à temps, ignore l’habitude, la force acquise. C’est pour cela que liberté et raison ne font qu’un.


Si maintenant nous remarquons, avec M. Ribot, que le propre de l’acte volontaire, c’est de ne pas être la simple transformation d’un état de conscience détaché, de supposer au contraire la participation de tout ce groupe d’états conscients ou subconscients qui constituent l’individu à un moment donné, nous en conclurons que l’idée même d’un tel acte, d’un acte auquel notre être tout entier participe, — est l’idée qui hantera la conscience avec le plus de force, puisqu’elle est mêlée pour ainsi dire à la conscience tout entière. L’idée d’un acte volontaire est donc, par sa définition même, l’idée-force qui possède le plus de puissance pratique dans notre conscience[1].

Toute idée étant la représentation d’une possibilité d’action ou de sensation (la sensation même peut se résoudre d’ailleurs dans une action), il s’ensuit que le groupe d’états conscients ou subconscients qui constitue le moi n’est autre chose que l’équilibre mouvant de représentations d’action, auxquelles correspond une force impulsive, proportionnelle en moyenne à la force de la représentation même. Notre moi n’est qu’une approximation, une sorte de suggestion permanente ; il n’existe pas, il se fait, et il ne sera jamais achevé. Nous ne réussirons jamais à ramener à une unité complète, à subordonner à une pensée ou volonté centrale tous les systèmes d’idées et de tendances

  1. Voir A. Fouillée, la Liberté et le déterminisme, 2e édition.