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L’ÉDUCATION MORALE.

tenir avec force un objet dans son poing fermé et que, profitant de cette tension préalable des muscles, on lui suggère l’impuissance à rouvrir sa main, elle se trouvera souvent en fait impuissante. M. Bernheim, ayant rencontré un sujet qui se croyait capable de faire une certaine résistance à ses ordres, même à l’état d’hypnotisme, lui commanda de tourner ses deux bras l’un autour de l’autre en lui affirmant qu’il ne pourrait s’arrêter ; il ne le put pas en effet, et continua le mouvement giratoire de ses bras, semblable à celui des ailes d’un moulin.

Nous avions, dans notre Esquisse d’une morale, cité un cas de suspension brusque produite par le sentiment de devoir mêlé à la sympathie et à la reconnaissance : « Un homme, avec la ferme intention de se noyer, se jette dans la Seine, près du pont d’Arcole ; pour le sauver, un ouvrier saute dans une barque, manœuvre maladroitement ; la barque, heurtée contre un pilier du pont, chavire, et le sauveteur disparaît sous Feau au moment où l’autre remonte à la surface. Ce dernier, abandonnant aussitôt son projet de suicide, nage vers son sauveteur et le ramène sain et sauf sur la berge ». Un fait très analogue s’est passé plus tard entre deux chiens, un terre-neuve et un mâtin, qui tombèrent ensemble à la mer juste au moment où ils se livraient un furieux combat sur la jetée de Douaghadee. L’instinct du sauveteur s’éveilla aussitôt chez le terre-neuve : oubliant vite sa colère, il ramena au rivage son adversaire, qui, médiocre nageur, eût sans doute été noyé.

Rappelons que certains instincts chez les animaux possèdent le même pouvoir de suspendre l’action commencée. Le chien d’arrêt se sent, pour ainsi dire, cloué à sa place comme par un ordre mystérieux, au moment où tous ses autres instincts le portent à s’élancer en avant. Romanes nous parle d’un chien qui n’a jamais volé qu’une fois dans sa vie : — « Un jour qu’il avait grand’faim, il saisit une côtelette sur la table et l’emporta sous un canapé. J’avais été témoin de ce fait, mais je fis semblant de n’avoir rien vu et le coupable resta plusieurs minutes sous le canapé, partagé entre le désir d’assouvir sa faim et le sentiment du devoir ; ce dernier finit par triompher, et le chien vint déposer à mes pieds la côtelette qu’il avait dérobée. Cela fait, il retourna se cacher sous le canapé, d’où aucun appel ne put le faire sortir. En vain je