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LA SUGGESTION COMME MODIFICATEUR DE L’HÉRÉDITÉ.

actuelle se dresse devant les instincts héréditaires et les modifie peu à peu dans son propre sens. Que, de très bonne heure, l’enfant ait présente à l’esprit cette parole de Benjamin Constant qui résume toute vie non égoïste : « La grande chose à considérer c’est la douleur qu’on peut causer aux autres. » Il y a des sentiments de sociabilité et d’autres d’insociabilité ; il faut, avec soin, développer les uns, réprimer les autres. Et l’insociabilité est en germe dans certains états d’esprit en apparence peu graves. Ainsi, de très bonne heure, dès l’âge de dix-huit mois ou deux ans, il faut combattre chez l’enfant toute tendance à la bouderie. La bouderie n’est, en effet, qu’une première manifestation de l’insociabilité. La formule de la bouderie est : « aimer à déplaire à qui déplaît. » Il s’y joint parfois une paresse de la volonté qui, devant la volonté d’autrui, renonce, par crainte de subir un échec, et aime mieux s’avouer vaincue d’avance. Il faut aussi habituer les enfants à se réconcilier avec la personne qui leur a adressé une observation. Un enfant de trois à quatre ans, ayant commis une peccadille pour laquelle on l’avait grondé, demanda plusieurs fois à embrasser sa mère ; la mère s’y refusa obstinément ; l’enfant en garda une rancune si forte qu’il prit l’habitude de bouder à chaque réprimande qui lui fut adressée dans la suite. Encore une fois, on ne peut se faire obéir d’un enfant qu’en se faisant aimer, et, d’autre part, on ne s’en fait aimer qu’en le faisant obéir chaque fois qu’on lui donne un ordre rationnel. En laissant l’enfant prendre l’habitude de la bouderie, on l’habitue à rester sur une faute commise sans faire aucun effort pour la réparer. Il éprouve, il est vrai, un sentiment vague de malaise, mais qui, joint à une satisfaction d’amour propre, lui enlève tout remords actif. Au contraire, si on ne laisse jamais passer une gronderie sans réconciliation rapide et baiser final, l’enfant arrive à ne pas pouvoir supporter l’idée d’être fâché avec qui que ce soit ; il lui faut réparer sa faute, rentrer en grâce, recevoir le baiser de réconciliation. Ainsi l’éducateur peut lui-même constituer dans l’esprit de l’enfant ce sentiment complexe qui est le remords actif, le besoin de réparer la faute, de rétablir en son équilibre la bonne amitié troublée, la société compromise.

Une autre tendance insociable et en même temps dépressive pour l’individu, c’est la mauvaise humeur.