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L’ÉDUCATION MORALE.

jusqu’au rang des animaux : c’est avec les bêtes que Pascal et Montaigne la mettent « par grâce » en parallèle, « menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de tout. »

En entendant Pascal, M. de Saci « se croyait vivre dans un nouveau pays el entendre une nouvelle langue. Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se déchirait de toutes parts des épines qu’il se formait ».

Pendant que M. de Saci parle à son tour et laisse errer au hasard ses longues périodes à travers les textes chéris de saint Augustin, Pascal semble l’écouter avec une respectueuse impatience. À peine M. de Saci a-t-il fini, qu’ « il ne peut se retenir ». Comme si, continuant intérieurement sa pensée propre, il n’avait point cessé d’assister au dedans de lui-même à cette grande et victorieuse lutte qu’il nous faisait contempler tout à l’heure, il éclate en paroles de triomphe : « Je vous avoue, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l’homme contre l’homme… ; j’aurais aimé de tout mon cœur le ministre d’une si grande vengeance. »

On peut déjà juger par ces paroles de quelle hauteur Pascal domine Montaigne. L’homme, chez l’un, se relève et triomphe en sa défaite même ; chez l’autre, il « s’abat ». Pascal, en effet, va nous montrer bientôt comment Montaigne, par degrés, descend des doutes de l’intelligence au relâchement de la volonté. C’est là le côté dangereux du scepticisme. Pascal l’a bien senti, et comme il nous le fait sentir ! Avec lui nous sommes allés d’Épictète à Montaigne ; de Montaigne, nous glissons peu à peu vers Epicure. Déjà nous avons rejeté bien loin « cette vertu stoïque…, avec une mine sévère…, le front ridé et en sueur…, dans une posture pénible et tendue ». Au lieu de cela, nous voici en présence de la vertu comme l’entend Montaigne : « familière, enjouée, folâtre », qui n’a sans doute de la vertu que le nom, mais qui n’a pas non plus l’aspect trop évident du vice. Pour nous la mieux faire goûter, le style de Pascal se remplit en quelque sorte de cette mollesse qu’il veut peindre ; il nous attire vers cette « oisiveté tranquille », au sein de laquelle aime à se coucher Montaigne, la tête appuyée sur ces « deux doux oreillers : l’ignorance et l’incuriosité ». C’est une