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L’ÉDUCATION MORALE.

reçoit la vérité et l’œil de la foule ; car l’œil ne jouirait pas sans dommage d’une lumière excessive. Si les lois de l’épiscopat m’accordent cette liberté, je puis être évêque, en continuant à philosopher, n’enseignant pas les opinions que je n’ai point… Mais, si on dit que l’évêque doit être peuple par les opinions, je n’hésiterai pas à m’expliquer… La vérité est amie de Dieu, devant qui je veux être sans reproche… Ma pensée ne sera pas en désaccord avec ma langue. »

On le voit, c’était chose difficile, môme chez les chrétiens convaincus, que de concilier le vieil esprit philosophique avec l’esprit nouveau. Disons plus, une telle conciliation se produisit rarement : « Il n’y a point d’hérésie qui ne doive son origine à la philosophie, » s’écrie Tertullien. cc Les philosophes sont les patriarches des hérétiques. » « La philosophie est l’œuvre des démons. » « Ce sont les démons qui rontenseignée, cesontles démons qui l’ont préconisée. » (V. Apol., 46, 47, sqq. ; De animâ, 1, 3 ; De præscr. hœr., 7 ; Adv. Marc., V. 19). L’esprit pénétrant de Tertullien sentait l’opposition de la philosophie et du christianisme qui devait se révéler à travers l’histoire. Tandis que le christianisme envahissait le monde, et, selon l’énergique expression de Tertullien, dépeuplait le monde païen, ceux qui restèrent les derniers à soutenir la lutte, soit ouvertement, comme Porphyre, soit en se glissant dans son sein même pour y susciter l’hérésie, ce furent les philosophes. Pour longtemps, l’avènement du christianisme devait marquer la chute de la philosophie proprement dite. Peut-on donc s’étonner que les empereurs philosophes n’aient pas eux-mêmes hâté cette chute ? Il eût peut-être été plus facile de convertir au christianisme un empereur simplement païen qu’un empereur philosophe. Les Antonins ont fait tout ce qui était compatible avec leurs convictions philosophiques en s’efforçant d’empêcher les persécutions, en donnant au culte chrétien la liberté de se développer, et en laissant le monde païen, — incapable de s’arracher lui-même des erreurs qu’ils ne partageaient pas pour leur compte, — céder la place à un monde nouveau.

Il est remarquable en effet que les véritables ennemis du pouvoir impérial aient toujours été les païens, non les chrétiens. iVprès avoir rendu les honneurs divins aux empereurs, on ne se gênait point pour se révolter contre eux,